18 mars 2006

LE SOUVENIR DES VIVANTS (4)

Ce qui frappait tout d’abord dans ce vaste paysage à la luminosité violente marquée par le bleu profond du ciel et le jaune aride des terres alentours, était l’émergence de ce champ des morts aux monuments de pierre d’un gris antique rehaussé par le vert somptueux de cyprès géants et clôturé par un mur d’enceinte dont le seul accès était une haute grille de fer dont la rouille s’estompe dans mes souvenirs.
C’est comme si le contraste marquait la volonté des bâtisseurs du village de faire de cet endroit un espace réservé qui rappela encore davantage le lien avec la civilisation de ceux qui y étaient inhumés.
Ceux la même dont les origines étaient diverses, qui pour la plupart avaient fui leur pays pour bâtir dans un monde neuf, une réalité économique et sociale empreinte des valeurs perdues de la métropole lointaine, avaient gagnés à leur mort le droit de reposer dans un cimetière reconnaissant par son architecture et son organisation qu’ils avaient contribué par leur action à la construction d’une société multi-raciale appelée à disparaître par cette force des choses appelée progrès.

D’où qu’il se tint dans les allées du cimetière, le visiteur pouvait embrasser du regard la totalité des monuments funéraires, et au-delà de la muraille d’enceinte par delà les cyprès ses yeux se portaient vers l’horizon lointain, en suivant les lignes vertes de la vigne qui semblait s’étendre en courbe vers un point de fuite inconnu, la bas dans la fusion du ciel et de la terre.
La vanité de sa situation lui apparaîssait alors, lui le vivant seul au milieu des disparus, cherchant un sens à sa présence passagère ici bas, un but différent de la fin qui l’amènerait un jour, inéluctablement, à rejoindre ceux qu’il dominait pour le moment, de sa station debout.Nous-mêmes, enfants, nous étions très au fait de la composition de ce lieu, nous n’ignorions pas que le monument de l’allée centrale, celui qui se détachait de tous les autres par sa hauteur, celui qui était entouré de cyprès abritaient les dépouilles de tous les prêtres qui avaient exercé leur sacerdoce au village.
Nous savions que la bas dans l’allée qui bordait la partie sud du mur d’enceinte reposait Camille, un jeune enfant de douze ans emporté par la leucémie, dont la photo sépia nous souriait sur la pierre tombale.
Plus loin encore, derrière un cyprès majestueux, une tombe nous attirait plus que les autres.
Là sous la terre, deux jeunes filles, disparues un dimanche après midi dans des conditions non élucidées, et retrouvées mortes, reposaient à tous jamais.
L’origine ethnique, quasi tribale de ce crime que nous qualifiions d’odieux, s’imposait insidieusement dans les esprits, tache noire, maculant même, les raisonnements les plus sensés, et qui un jour allait s’imposer comme la norme de pensée.
Certains dimanches après midi nous ramassions les fruits de cyprès sous la houlette de notre tante Lucia pour en faire des décoctions et nous jouions souvent a les utiliser comme des projectiles dont la dureté se revelait plus meurtrière encore sous la chaleur, lorsqu`ils atteignaient un œil ou une joue.
De notre caveau familial nous connaissions parfaitement les occupants et les dispositions. Nous savions que là, reposait notre frère mort né dont l’inscription en cursive sur le livret de famille nous fascinait.
Nous aimions à consulter, clandestinement, ce document officiel, preuve de notre existence administrative, mais aussi pour nous assurer de la réalité de cette expression mort-né écrite patiemment à la plume par quelque employé d’état civil particulièrement zélé.

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