22 février 2006

LE SOUVENIR DES VIVANTS

J ‘avais atteint, plus tôt que d’autres, l’âge où l’on fréquente régulièrement les hôpitaux et les cimetières. Dernier né d’une famille de quatre enfants, j’avais été le résultat de l’ ultime effort de procréation de parents, bien installés dans la quarantaine, mais désireux de tenter une dernière fois la conception de la fille qui manquait à leur bonheur. Cette dernière tentative échouerait comme les quatre premières, et je me trouvais donc dernier garçon d’une famille en comptant déjà trois. Mes contacts avec la maladie et la mort avaient débuté très tôt durant la petite enfance. Spectateur innocent de ces tragédies familiales, je m’interrogeais souvent sur la force qui poussait les adultes à étaler sans retenue leur chagrin ou au contraire à faire preuve d’une sorte de détachement digne qui suscitait autant d’admiration que parfois d’interrogations suspicieuses. La première disparition que je vécus, j’avais alors deux ans, fut celle de la présence quasi spirituelle de ma grand mère Damiana. Cette vieille dame dont mes seules images sont deux photos, l’une où elle est surprise dans la basse cour, l’air absent, une badine de bois sauvage à la main, l’autre, où elle assiste le coeur déchiré à l’expression de ma contestation face au photographe cruel qui avait cru pouvoir me faire prendre la housse en cuir pour l’appareil photo lui même, et obtenir ainsi à bon compte ma collaboration à l’immortalisation de l’ instant. De ces deux portraits seule demeure l’intensité d’un regard profond et noir chargé d’une infini tristesse qui dit les souffrances encourues et le grand désarroi devant la permanence des épreuves de la vie. Ce regard extrêmement lucide, se démarquait de l’impression que dégageait le personnage. La posture, semblait flotter, hésitant, entre une volonté de retrait et d’engagement.

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