26 février 2006

LE SOUVENIR DES VIVANTS (2)

Ces yeux sombres qui exprimaient une conviction réaliste sur les choses et les gens, lui avait conféré dans le village, un bourg de quelques centaines de chrétiens noyés parmi un bon millier de musulmans, en plein coeur de l’Oranie, le statut d’une sorte de sainte, intouchable, capable de comprendre et d’aider à supporter, à défaut de pouvoir les soulager, les maux de ses frères humains de toute confession.
Hors des institutions, hormis celle de sa propre foi dont elle entendait gérer elle même les nécessités, elle avait acquis le statut d’un ultime recours dont la sagesse, l’abnégation et le courage réduisaient à néant toutes les lâchetés et tous les renoncements.
J’ avais donc pendant un très petit nombre d’années, reçue, insufflée par une seule présence, l’éducation muette de cette grand mère maternelle fantasque.
De violentes douleurs abdominales dans la nuit et le réconfort d’une main anguleuse sur le front accompagné d’un biberon sucré ou aromatisé d’eau de fleur d’oranger tel est le souvenir le plus cruel et le plus poignant que je garde de cette femme.
Cruel, parce que fugitif encore aujourd’hui et poignant parce que la réalité de ce souvenir m’ échappe même dans les moments où mon esprit fouille les souvenirs les plus reculés et les plus lointains de ma mémoire.
Un tête à tête muet sur la table carrée du bureau dans lequel elle se réfugiait pour prendre un repas toujours frugal, me rapporte le fumet d’une soupe blanche aux amandes, la couleur d’un tapis marocain vert et rouge, et le goût acidulé d’une boisson d’eau additionnée de vin rouge.
Je revois mon regard interrogateur devant ce front large et bronzé, cerclé de cheveux gris filasse, parsemé de taches de vieillesse, s’inquiétant de ce que je pourrais dire, s’inquiétant de ce qu’il devait me dire, s’interrogeant sur ma capacité à, un jour peut être, relayer son action dans le futur...Cette scène sans paroles, sans autres personnages, dans la maison , vide de mes parents et de mes frères, me hante comme un rêve dont je ne maîtrise (à suivre)

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