23 juillet 2006

MON SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA (11)

Mais, les enfants que nous étions ne s’embarrassaient guère de nostalgies.
Quelquefois, comme sur ce bateau, elles les assaillaient et ils avaient sous les yeux le spectacle d’adultes perdus dans les tristesses qu’ils cachaient habituellement.

La découverte de ces sentiments mêlés m’inquiétait autant qu’elle me ravissait.
Je ne pouvais exprimer une joie intense, parce que j’avais du mal à identifier ce que je ressentais et l’origine de ces contradictions qui bouleversaient tous ces gens autour de moi.

Sur le pont d’un navire au milieu de la Méditerranée, je m’imprégnais de ce que faisaient et disaient ces gens réunis par la volonté du destin.

Mr Cabedo, comme assommé, était assis, son béret vissé sur la tête, le torse penché au dessus de ses genoux. Il marmonnait une prière de mots incompréhensibles mêlant du français de l’arabe et duvalencien.

Son torse agité d’un mouvement régulier, presque imperceptible, scandait cette prière, connue de lui seul, qu’il adressait à Dieu l’implorant au nom de la providence pour tous ceux qui étaient restés derrière lui, les vivants comme les morts.

Derrière lui, mon oncle Joseph et ma tante Marinette, semblaient pétrifiés.

Les yeux fixes, le regard perdu, ils s’étaient progressivement penchés l’un vers l’autre, dans une tentative de soutien mutuel, pour affronter ensemble une épreuve qu’il ne pouvaient imaginer il y a quelques semaines peut être.

La bouche de mon oncle s’était figée dans un sourire triste qui n’allait plus jamais le quitter.
Ce sourire il le prendrait désormais avant d’exprimer des choses que les mots seuls ne pouvaient être suffisant à décrire.

Ma tante, elle, s’était tassée au point de disparaître à l’ombre de son mari dont elle ne parvenait plus à capter les pensées.

Une fois de plus, mon père m’avait impressionné dans cette épreuve, tant la façon dont il la vivait, le différenciait de tous les autres.

Hormis les larmes rentrées que je lui avais vu au départ du navire, son visage exprimait une sérénité qui nous rassurait.
En nous rassemblant autour de lui mon frère et moi, ses mains sur nos épaules, il avait voulu nous transmettre différemment que par de la tristesse affichée, les sentiments forts qui l’agitaient lui aussi.

Près de notre père, nous étions à l’abri, lui d’habitude si avare de sentiments de paroles et de manifestations affectives, il avait su par ce simple geste nous transmettre un peu de sa grandeur et de sa générosité naturelle.

La nuit tombait doucement sur le bateau, bercée par le bruissement de la coque pénétrant régulièrement et inexorablement dans l’eau.

Nous ne dormions pas, fascinés par le spectacle des étoiles dans un ciel perdu en pleine mer.

Il nous fallut pourtant donner son tribut à la nuit. Nous aurions préféré continuer à courir sur le pont entre les familles, monter et descendre puis descendre et monter, inlassablement, de la cale au pont et du pont à la cale.

Organisateur né, mon père avait négocié, comme la plupart des familles, des couchettes dans des cabines occupées alternativement par les marins de quart. Bientôt, nous dûmes, à notre corps défendant, rejoindre ces lieux de repos improvisés.

Les murs métalliques aux rivets saillants, peint d’un jaune crème sale, étaient percés d’un unique hublot trop haut pour que nous puissions goûter au plaisir de la vue sur la mer.

Une chaleur étouffante traversée d’odeurs fortes de mazout, nous saisissait par bouffées régulières.
Pour éviter de subir ces odeurs nous pratiquions des moments d’apnée en essayant de respirer dans les moments d’atmosphère pure.

Deux marins couchaient alternativement dans « notre » cabine, que nous partagions également avec un couple dont le bébé avait pleuré une grande partie de la nuit.

L’un des deux marins, harassé de fatigue, avait hurlé dans un accent que je qualifiais de français :

- Y va la fermer ce môme !

Ces mots nouveaux, même si je les comprenais, avait
heurté ma sensibilité.
Le terme « môme » à la place du « gosse » que nous utilisions plus volontiers, le « y va la fermer » alors que nous disions plutôt « ferme ta bouche » l’accent froid et neutre, tout contribuait à me rendre ce marin particulièrement antipathique.
Au petit matin, sans avoir réellement dormi, nous étions remontés mon frère et moi, retrouver mon père sur le pont.

A notre place habituelle, une main négligemment posée sur bastingage, il fumait paisiblement le regard tourné dans la direction de l’Algérie.

Nous étions maintenant chez nous sur ce navire, livrés à nous mêmes, abandonnés des adultes qui savaient que la mer autour, constituait certes un danger potentiel, mais aussi la meilleure et la plus sûre des surveillances.

Notre repas du soir absorbé, nous courrions à travers les coursives, passant en nous bouchant les narines au travers de la cale pour éviter la forte odeur de vomi, pour rejoindre l’air libre du large.

Le jour, nous regardions inlassablement la mer calme d’un vert profond ne prêtant plus aucune attention aux discours des grands.

La nuit nous scrutions le noir à la recherche d’une quelconque lueur.
Notre attente fut récompensée la deuxième nuit. Notre bateau croisa un autre navire tous feux allumés.

Les lumières estompées dans le lointain soulignaient imparfaitement la masse noire qui se mouvait rapidement sur l’eau.

A quelques encablures, nous imaginions les gestes des occupants préparant leur navire à faire le chemin inverse dès son arrivée dans le port d’Oran rempli de passagers qui vivraient à leur tour la même chose que nous.

Peu de personnes se trouvaient sur le pont cette nuit là. Avec mes cousins et mon frère nous avions assistés à ce spectacle en silence nous regardant furtivement pour savoir si nous avions vu.

Le lendemain nous en parlions avec force détails aux dormeurs qui remontaient sur le pont la tête traversée de leurs rêves de la nuit.

Cette deuxième et dernière nuit marquait le début de l’ultime étape de notre voyage.

Nous étions dans le golfe du Lion, connu pour les vents violents qui y soufflent.
Le bateau avançait péniblement penchant légèrement d’un côté.

Aucun commentaire: