21 juillet 2006

MON SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA (10)

C’est à cet instant précis alors que je sentais mon frère absent, comme s’il venait soudain de comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvions, que je vis nous dépasser, une énorme gitane entourée d’une marmaille impressionnante vociférant et hurlant dans des costumes aux couleurs chamarrées.

La gitane elle même coiffée d’un large foulard de soie grège avançait au rythme de son ventre et de ses fesses qui donnait à l’ensemble de son corps un balancement impressionnant.

Tout en haut de cet équipage hallucinant, je compris en voyant la valise à la ménagère sur son épaule gauche, qu’elle essayait de donner le change en fuyant doucement avec notre précieux bien.

La ménagère tanguait dangereusement au dessus de nos têtes et le roulis du corps de la gitane compensait assez harmonieusement les mouvements de la valise qu’elle avait entourée d’un bras énorme pour la dissimuler et l’empêcher de tomber au sol.

La valise volait au dessus de la foule. Je m’en souviens comme d’un point fixe qui s’éloignait de nous et sur lequel je lisais sans peine, malgré mes yeux myopes et mes énormes lunettes, l’étiquette qui portait notre nom NUNEZ en capitales noires tracées méticuleusement avec le Z qui se détachait barré d’une élégante diagonale.

Je me souviens avoir couru vers elle le bras tendu en criant :
Papa ! la ménagère !
laissant sur place mon frère abasourdi et mon père toujours aux aguets qui semblait avoir compris la scène.

Abandonnant son flegme légendaire, et mu par un sentiment de justice, il avait en quelques pas lents mais précis rattrapé l’infortunée gitane qui clamait son innocence face à la colère sourde et contenue de mon père qui récupéra sans ménagements le trésor familial sous les clameurs d’approbation de la foule qui continuait à progresser vers le bateau.

La fureur des voyageurs était à son comble, et je considérais à nouveau la scène de cette multitude dans laquelle chacun cachait ses angoisses et ses peurs en se fondant dans le mouvement inexorable vers le bateau qui devait nous faire traverser la Méditerranée pour nous conduire vers la France.

Le soleil et la lumière du matin avaient pris la violence du zénith et découpaient cruellement les personnages qui nous entouraient.
Je marchais les yeux au ciel essayant vainement de voir, par delà les adultes qui m’entouraient, les quais et la passerelle que nous allions emprunter.

La gitane et sa marmaille avaient disparus, et je cherchais à les retrouver dans la foule pour m’assurer que tout cela avait réellement existé.

Enfin nous étions derrière la bastingage blanc, sur le pont du navire, entourés de la femme seule aux deux enfants, qui, malgré les événements nous suivaient toujours.

L’attente avait succédée à l’excitation du voyage, et je me rappelle qu’à ce moment précis j’étais content d’être là, oubliant un peu ma mère Tcha Tche et Mathilde restés à Aïn-El-Arba.

Les bruits avaient cessé pour moi, près de mon frère Damien toujours absent comme absorbé par le paysage devant nous.

La ville d’Oran, nous apparaissait plus blanche que jamais sous le soleil cru et le ciel bleu violet.

Un mouvement imperceptible anima le bateau et nous éloignait doucement de la rive. A côté de nous des gens pleuraient sans que nous puissions comprendre pourquoi.

Je n’osais pas véritablement pleurer parmi tous ces inconnus qui trouvèrent la force d’entonner le chant des adieux à mesure que, maintenant, le bateau s’éloignait véritablement et que nous percevions la ville au loin, et une foule immense restée à quai.

A la clameur digne et solennelle du chant du bateau répondait une clameur aussi digne et solennelle sur le quai.

Bientôt les chants de ceux du quai s’estompèrent emportés par le bruit de la mer et le glissement majestueux du Ville de Marseille qui prenait son assise sur une Méditerranée impressionnante de stabilité.

Nous étions bel et bien en route, partis, oubliés, seuls sur cette mer qui nous avait procuré tant de joie lorsque nous la côtoyions sur les plages d’Arzew ou de Turgot.

Sur cette mer, nous étions quelque part chez nous, et il me vint à penser qu'elle bordait à la fois l’Algérie et la France comme un trait d’union entre ces deux pays, celui que nous quittions et celui qui allait nous accueillir.

C’est à ce moment que je perçus les larmes rentrés de mon père et celles plus évidentes de mon frère Damien que je regardais avec admiration pour cette émotion qu’il avait du mal à contenir.

Je n’étais qu’un enfant de 9 ans et demi alors qu’à 13 ans, il était lui, déjà endurci par deux années de pension à Oran.

J’eu mal pour lui lorsque mon cousin goguenard, loin de posséder sa maturité, alors qu’ils avaient le même âge lui demanda pourquoi il pleurait.

Rapidement je rassemblais dans ma mémoire les moments, trop courts hélas qui m’avaient rapprochés de ce frère.

J’évoquais sa communion qui nous avait permis, l’année précédente, de nous retrouver tous en famille une dernière fois dans la maison.

L’après midi de ce dimanche nous avions inventé ces dernier jeux au cours desquels Damien m’avait convaincu que chez les cow-boys il y avait des shérifs et des bandits, et que le rôle de cow-boy, ou le rôle du « jeune homme » ce héros attachant des westerns, avait leur contrepartie.

Mon petit cousin Lucien, voulait lui à tout prix être un indien malgré les tentatives désespérées de ses frères pour le raisonner et l’amener à comprendre que quelque part les indiens étaient des sortes de fellaghas, et que vouloir jouer ce rôle n’était peut être pas la meilleure idée.

C’est au cours de ce même après midi que notre cousine Denise avait décidée de s’appeler Mme Renée une honorable commerçante et que Monique, elle, préférait le sobriquet de Sassafinda, une interpellation intraduisible que ma tante Lucia attribuait aux jeunes filles remuantes de la famille.

Ce que nous aimions par dessus tout lors de la préparation de ces jeux, nous les petits, c’est lorsque Damien nous racontait Oran et les clameurs des manifestations de rue que les murs épais du séminaire ne parvenait pas à contenir.

Inlassablement le roulis de la Méditerranée me ramenait vers ces moments dont je mesurais que vu du bateau ils paraissaient lointains parce qu’au fond ils avaient été brefs et trop peu nombreux.

Aucun commentaire: